Le Brésil est pionnier dans la production d’éthanol à partir de canne à sucre. Mais les conditions de travail des coupeurs rappellent l’esclavage.

 

Près de cent-vingt ans après l’abolition de l’esclavage, les coupeurs de canne, asservis à la terre, subissent encore des coups de “fouet invisible”, selon les termes employés par Maria Cristina Gonzaga, chercheuse au ministère du Travail. Et, lorsqu’on pénètre dans les champs de canne à sucre brésiliens, on a l’impression de faire un voyage dans le temps et de retourner au XVIIe siècle. Femmes et hommes sont exploités comme du bétail, travaillent jusqu’à douze heures par jour, souffrent de la faim et meurent même d’épuisement. “Le sucre et l’alcool brésiliens sont imprégnés de sueur, de sang et de mort”, dénonce Maria Cristina Gonzaga. Selon ses calculs, au cours des cinq dernières années, le travail dans les champs de canne à sucre a fauché la vie de 1.383 travailleurs.

“Le coupeur de canne espère qu’on fabriquera une machine”, raconte Miguel Ferreira, président du Syndicat des travailleurs ruraux de la canne à sucre de Jaboticabal, dans l’Etat de São Paulo, région d’où proviennent 60 % de la production nationale d’alcool et de sucre. Miguel en sait quelque chose. Il a lui-même été coupeur de canne pendant six ans et a produit, tout comme ses semblables, 6 tonnes de canne par jour. “Aujourd’hui, on demande aux travailleurs de produire au moins 10 tonnes de sucre par jour. Aucun homme ne peut tenir”, assure-t-il. Selon l’université fédérale de São Carlos, pour couper 10 tonnes et gagner 24 reais [environ 9 euros], il faut parcourir près de 9 kilomètres à pied entre les cannes, donner près de 73 260 coups de machette avec 36 000 flexions des jambes. Pis encore, les coupeurs de canne doivent chacun soulever et transporter au moins 800 tas de 15 kg de canne sur une distance de 3 mètres pour empiler la production du jour.
Le pire est que la situation de ces forçats de la terre risque de s’aggraver. On s’apprête dès cette année à récolter un nouveau type de canne, plus légère car génétiquement modifiée. Outre le fait qu’elle est plus légère – car elle retient moins l’eau –, cette canne concentre une quantité bien supérieure de saccharose (sucre). Tout cela est parfait, sauf pour le travailleur, qui doit faucher 100 mètres de canne pour produire 10 tonnes et qui, en raison de cette nouveauté transgénique, devra en couper le triple pour produire la même quantité.
Très habiles quand il s’agit de moderniser les technologies, les producteurs n’ont apparemment pas l’intention de modifier les conditions de travail archaïques qui prévalent dans le secteur de l’alcool de canne. “Les pratiques qu’ils imposent sont bien souvent du type esclavagiste”, affirme Maria Cristina Gonzaga. Il suffit par exemple de se pencher sur le processus de sélection des travailleurs. Ceux-ci sont “vendus” par des intermédiaires qui sélectionnent la main-d’œuvre pour les usines. Amenés du fin fond du pays pour travailler dur dans les champs de canne à sucre, ces esclaves du XXIe siècle sont triés par des “gatos” (chats), sorte d’entrepreneurs à la recherche de personnes qui, en échange de quelques miettes, se plient à toutes sortes d’humiliations. Pour chaque coupeur de canne amené à l’usine et capable de produire ses 10 à 12 tonnes par jour, le gato touche en moyenne 60 reais (23 euros). Les coupeurs sont choisis de telle manière qu’ils ne se plaignent pas de devoir vivre dans des logements décrépis. Ils ne se plaignent pas non plus de leur paie, inférieure au salaire minimum, et acceptent même de vivre enfermés dans ces propriétés où la récolte a lieu huit mois par an.

Une nouvelle usine verra le jour tous les mois au Brésil

L’année dernière, 19 milliards de litres d’alcool ont été distillés, une très bonne récolte qui représente pour l’économie brésilienne plus de 40 milliards de reais, dont 6 milliards d’euros d’exportations, l’équivalent de plus de 3,5 % du PIB brésilien. Selon les estimations du secteur de l’alcool de canne, une nouvelle usine verra le jour tous les mois dans le pays dans les deux ans à venir.

Cette croissance accélérée de la plantation et de la production de canne préoccupe les gouvernants comme les économistes. Beaucoup craignent que ce boom ne ramène le Brésil aux temps de la monoculture. Aujourd’hui, plusieurs types de cultures et de zones de pâturage sont remplacées par la canne à sucre. Inquiets, certains Etats se préparent déjà à affronter la situation. Dans la région du Pantanal (Mato Grosso), l’implantation d’usines d’éthanol a d’ores et déjà été interdite. Dans l’Etat de Goiás, certaines municipalités veulent limiter la pénétration de la culture de la canne. A São Paulo, où se concentrent 60 % de la production nationale, un projet du député Simão Pedro [du Parti des travailleurs (PT)] propose que les fazendeiros (grands propriétaires) des régions de l’Etat où s’étend la culture de la canne soient obligés de réserver 10 % de leurs terres à d’autres types de cultures. “La croissance de ce secteur est une réalité, mais nous devons fixer certaines limites. Sinon, nous serons obligés, un jour ou l’autre, d’importer des produits alimentaires de base”, soutient Simão Pedro. Le président Lula, sans doute enivré par les vapeurs d’éthanol, déclare quant à lui que les producteurs, qui étaient auparavant des bandits, sont devenus des héros.

Alan Rodrigues

Istoé

Paru dans Courrier international, hebdo n°964, 24 mai 2007

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