LE MONDE 14.07.06 16h14

Les pionniers sont ici. A l'ouest. Ils comptent bien repousser encore un peu la frontière, cette ligne floue qui sépare les champs de soja et la forêt amazonienne.

Tel le vieux Mario Guardado Rodrigues, jovial et bedonnant Portugais au volant d'une camionnette climatisée, ils foncent vers on se sait où, sur une route étroite et défoncée, bordée de terre rouge et d'herbes hautes. Ils slaloment entre les nids-de-poule et les camions qui brinquebalent, chargés de grains ou de bois.

Cette route, la BR163, est la dernière piste à conquérir. Le sentier du futur. Elle reliera demain les champs du Mato Grosso aux ports du fleuve Amazone, et les pionniers, qui sont des gens optimistes, ont depuis longtemps pris position dans ses alentours. Ils attendent l'avenir avec patience, travaillant chaque jour sauf le dimanche, quand il convient de prier "le Seigneur Jésus", ici vénéré dans d'immenses temples évangélistes.

Puis vient l'heure d'une autre religion, le football. On y joue dans la lumière du soir d'un pré tandis que, sous les arbres, les femmes et les vieux font cuire la viande sur un barbecue taillé dans un demi-baril de pétrole et que les bouteilles en plastique de Guarana Light reposent dans une glacière. "Quand elle sera enfin goudronnée, cette route, notre vie va changer", dit Mario, qui donne un grand coup de klaxon en dépassant, insouciant, un autocar à l'entrée d'un virage.

S'il existe encore un Far West, il est dans ce coin du Brésil, au nord-ouest du Mato Grosso. Et Cuiaba est sa capitale. Des bars en plein air, des stations-service grandes comme des stades, de larges avenues, des flics brutaux, une chaleur de bête, des filles trop décolletées et des tours en construction - l'une d'elles baptisée par un promoteur inspiré "Château vertical".

Quand elle apparaît de loin au voyageur, après des heures d'un périple chaotique, Cuiaba, avec ses immeubles dressés à l'orée de la savane, semble une promesse de civilisation, la réalisation urbaine des principes qu'Auguste Comte inspira au Brésil : "Ordre et Progrès", inscrits sur le drapeau national.

Mais ici le progrès a été un peu trop vite pour que l'ordre règne vraiment - en une semaine, fin avril : un lot de faux Viagra saisi par la police, une vache errante qu'il a fallu capturer au lasso dans une boulangerie du centre-ville et deux jeunes gens tués par balles lors d'un règlement de comptes.

De ces péripéties urbaines, au fond, tout le monde se moque. Au Mato Grosso, c'est la terre qui compte. On ne vient en ville que pour y régler ses affaires, se rendre à l'aéroport - tranquille comme une gare de province, avec buffet, toilettes et kiosque à journaux, où l'on ne se fatigue pas à vérifier le contenu des bagages à main des voyageurs - ou pour discuter entre amis avec les politiciens locaux.

Le gouverneur, Blairo Maggi, rondouillard, pince à la cravate et paupière lourde, est le plus grand producteur de soja au monde. Quand vous êtes agriculteur, ici, le pouvoir comprend vos soucis. Et des soucis, "on en a à la pelle", dit Mario, venu en ville pour organiser la révolte.

Hier encore, grâce au soja, le Mato Grosso était le nouvel eldorado du Brésil. Aujourd'hui, surprise, rien ne va plus. C'est la crise. Les agriculteurs ont organisé des dizaines de barrages et bloquent les routes de la région. Pourtant, les cours de l'oléagineux ne se sont pas effondrés et les marchés extérieurs - notamment la Chine - sont toujours demandeurs. Que se passe-t-il ? " Eh bien, c'est la faute à Lula et à sa politique monétaire dévastatrice, répond Mario. Le real est trop haut et le dollar trop bas, c'est cela qui nous ruine."

Mario a posé un autocollant sur la vitre arrière de sa camionnette. Petite tête ronde et barbue sur un corps de ver de terre, le président Inacio Lula da Silva y apparaît avec cette légende : "Lula, la nouvelle plaie du soja."

Le chef de l'Etat, pourtant, n'a rien contre l'agriculture, qui a fait de son pays une puissance. Il promet un avenir radieux aux bioénergies. Il a autorisé, pour une période "transitoire" qui risque de s'éterniser, le soja transgénique dans l'Etat du Rio Grande do Sul, et il n'a jamais dit que l'Amazonie était intouchable. Mais Lula est entré en campagne pour sa réélection. Et sa priorité n'est sans doute pas de séduire les grands propriétaires du Mato Grosso qui se prétendent au bord de la faillite, mais bien plutôt de nourrir l'immense masse des pauvres et de rassurer les investisseurs étrangers par le biais d'une politique monétaire rigoureuse.

 Dans un discours télévisé le 1er mai, le président se déclarait fier d'avoir conduit le Brésil vers "l'autosuffisance pétrolière", d'avoir remboursé sa dette (180 milliards de dollars) auprès du Fonds monétaire international et d'avoir sorti, grâce à la Bolsa familia ("panier familial"), 36 millions de Brésiliens de la malnutrition et trois autres millions de la misère. " Oui, concède Mario, le peuple mange pour pas cher, mais l'agriculteur, lui, ne peut plus travailler."

Le Mato Grosso est le premier producteur et le premier exportateur de soja au monde (18 millions de tonnes cette année). Il est également le premier producteur de coton du Brésil et compte le plus grand nombre de bovins du pays, avec près de 29 millions de têtes. Ce sont de grands boeufs blancs qui ressemblent à des buffles et qui broutent l'herbe tendre d'une savane qui fut jadis une forêt (mato grosso veut dire "épaisse forêt"). On y cultive également du maïs, du riz et de la canne à sucre.

L'agriculture et l'élevage représentent 70 % du PIB de la région, laquelle, jusqu'en 2005, avait connu une croissance dix fois plus rapide que celle du reste du pays. Il s'agit d'un secteur particulièrement performant.

Pâturages et terres cultivées n'occupent que 8 % de la surface totale de l'Etat, essentiellement dans la région de savane arborée du Nord-Ouest, appelée Cerrado. Au sud, il y a l'extraordinaire zone inondée du Pantanal et, au nord, c'est la lisière de l'Amazonie.

Au début des années 1980, tout le monde avait compris que le Cerrado, jadis réputé improductif, était un lieu idéal pour l'exploitation agricole mécanisée. Il y avait beaucoup de terres, pas chères et plates. Il y pleuvait suffisamment aux moments opportuns et l'ensoleillement y était tel que l'on pouvait espérer deux récoltes par an. On a donc commencé d'y planter du soja. De nombreux colons furent incités par le gouvernement de l'époque et son Institut national de colonisation et de réforme agraire (Incra) à y cultiver des lots de 400 hectares, relâchant ainsi la pression démographique sur les terres du sud du pays. Mario Guardado Rodrigues fut l'un de ces colons.

Fin avril, il était venu à Cuiaba pour participer à une assemblée générale de la Famato, la Fédération patronale de l'agriculture et de l'élevage du Mato Grosso. Cette réunion fut une sorte de serment du Jeu de paume tropical. Des révolutionnaires d'âge mur, en blue jeans et chemisettes, jurèrent de mener la bataille jusqu'au bout, avec constance et fidélité, organisant la révolte et coordonnant les barrages des routes.

Le lendemain, Mario est dans son fief, à Diamantino, un gros village à trois heures de Cuiaba, cerné de silos à grains, et à l'horizon, quelque part sur cet infini plateau, les 30 000 hectares qu'il cultive désormais et qu'il n'est pas certain de pouvoir ensemencer la saison prochaine.Mario a 64 ans. Petit, ventre en avant et casquette en arrière, il dirige le blocage de la route qui traverse une immensité plate. Une bâche de plastique tendue entre deux tracteurs abrite les agriculteurs protestataires du soleil. Ils déjeunent d'un ragoût de viande avec riz et haricots noirs. Ils disent que la crise est profonde et leur endettement abyssal.

 La devise brésilienne a augmenté de 53 % par rapport au dollar depuis mai 2004, grâce à l'action combinée de fortes exportations, notamment agricoles, d'une gestion vertueuse des finances publiques, de la réduction de l'endettement et du maintien d'un taux d'intérêt élevé (15,75 %) qui attire au Brésil des dollars en quête de rémunération attractive.

"Ça ne peut pas continuer ainsi, affirme Mario. Les coûts de production sont devenus trop élevés. Un litre de diesel coûte 2,2 reais, moitié plus qu'en Argentine, où personne, que je sache, ne fait faillite. Il y a un an ou deux, il fallait 180 dollars pour importer 1 tonne d'engrais. Aujourd'hui, il nous faut débourser 310 dollars. Un hectare de terre peut produire environ 3 tonnes de soja, qui se vendent 700 reais. Mais, pour les produire, il faut dépenser 1 200 reais. En moyenne, nous perdons 200 dollars par hectare. Moi, cette année, j'ai perdu 600 000 dollars."

Mario est né près de Coimbra, la vieille ville portugaise connue pour ses fados et son université, l'une des plus anciennes d'Europe, "la seule au monde, dit-il en riant, qui a vraiment essayé d'éduquer les Portugais".

Il avait 18 ans quand il est parti au Brésil, en quête d'une vie meilleure, en compagnie de son frère. "C'était en 1958. Nos parents sont venus nous rejoindre en 1961. Nous avons travaillé comme maçons, puis, pendant douze ans, j'ai vendu des livres au porte-à-porte, des ouvrages de conseils pour la famille, l'hygiène, la cuisine, la santé, ce genre de choses. J'ai cherché l'aventure aussi en Argentine, au Chili et au Paraguay. Finalement, je suis revenu au Brésil et j'ai commencé l'agriculture dans le Rio Grande do Sul. J'y ai fait du riz, ça n'a pas donné grand-chose. En 1983, je suis arrivé à Diamantino. On commençait à semer du soja. C'était prometteur. Ça a bien marché pendant plusieurs années."

Les agriculteurs exigent du gouvernement non seulement qu'il change de politique monétaire, explique Mario, mais aussi qu'il accomplisse une vieille promesse jamais tenue : asphalter la route BR163. "Ainsi nous pourrions utiliser le port de Santarem, sur l'Amazone, dans l'Etat du Para. Nos récoltes seraient ensuite transportées par bateau jusqu'à Belém, à l'embouchure du fleuve, puis, de là, exportées vers l'Europe. Nous pourrions diviser par deux le coût du transport actuel par les routes du Sud et le port de Santos, dans l'Etat de Sao Paulo."

C'est une longue histoire que celle de cette route nationale qui traverse la forêt amazonienne. Le trajet de Cuiaba jusqu'à Santarem est un cauchemar de 1 700 kilomètres, dont 900 sur une piste en terre battue. Le périple peut prendre deux semaines pendant les six mois que dure la saison des pluies, quand les propriétaires de tracteurs gagnent alors leur vie en arrachant de la vase les camions embourbés.

A Santarem, le principal monument, dit-on, est le silo de l'entreprise américaine Cargill, un terminal de 20 millions de dollars qui n'attend plus que les grains du Mato Grosso pour tourner à plein régime. "Ce sont les militaires de la dictature qui ont ouvert cette route, et puis, comme souvent au Brésil, plus personne ne s'en est occupé", rappelle Mario.

Pourtant cette simple piste a déclenché une vague d'exploitation sauvage de la forêt, sur une profondeur de 30 à 50 kilomètres tout au long de son parcours, marquée par des vols de terres et des conflits violents, dans un monde sans loi ni présence effective de l'Etat. La forêt a perdu 15 % de sa superficie.

Début juin, peut-être pour gagner les voix des agriculteurs du Mato Grosso, celles des entrepreneurs de la zone franche de Manaus qui, eux aussi, ont des problèmes de transport, celles enfin des petits cultivateurs et des forestiers de l'Amazonie, Lula a finalement a donné son feu vert pour le déboursement du milliard de reais nécessaire pour asphalter la BR163, mais aussi pour maîtriser le développement de ses rives, organiser l'occupation des sols, délimiter les zones de développement et celles de préservation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Ici, il y a trente ans, il n'y avait rien, c'était un endroit isolé des mouvements du monde", raconte Fatima Sonoda, une dame aimable, souriante, un air bien sage que pourraient démentir, peut-être, les tatouages colorés qui ornent ses épaules et ses bras. Elle est ambiantalista, une "écolo", un oiseau rare ici, responsable d'une organisation appelée Ecotropica, qui tente de préserver l'environnement au coeur de la puissance agricole du Brésil.

On pouvait s'attendre à un discours radical, mais Fatima exprime des opinions modérées. Elle défend la mondialisation parce que, selon elle, les marchés extérieurs sont plus sensibles aux inquiétudes environnementales que les producteurs locaux. "Aujourd'hui, les grands agriculteurs brésiliens commencent à réaliser qu'ils doivent agir avec responsabilité s'ils veulent conserver leurs clients", dit Fatima. L'écologiste n'est pas hostile à l'aménagement de la BR 163. "C'est une route très importante parce qu'elle permet une meilleure intégration des petits agriculteurs et des populations isolées de l'Amazonie avec le Brésil et le reste du monde. Mais il faut que le gouvernement soit présent tout au long de cette voie pour y faire respecter la loi. Sans l'Etat, en Amazonie, c'est toujours la violence qui règne."

Mario, lui, affirme qu'il ne faut pas s'inquiéter. "Dire que le soja menace la forêt est de la propagande. Cette plante a besoin d'un terrain sec. Le sol de l'Amazonie, saturé d'eau, ne lui conviendrait pas. Il existe une limite à l'extension des cultures." Il avoue aussi, avec un soupir, qu'il a voté pour Lula et qu'on ne l'y reprendra plus.

Nous sommes à l'ombre d'une véranda, dans la petite maison de Diamantino où il vit avec sa femme. L'un de ses deux fils est agronome et gère l'exploitation. Il a trop de problèmes à régler en ce moment, dit Mario, pour venir au village. Le vieux Portugais a l'air las, soudain, et s'allonge dans un hamac. "Vous savez, dit-il au bout d'un moment, ils nous ont même coupé la lumière, l'autre jour."

Michel Faure

Article paru dans l'édition du 15.07.06

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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