Depuis trente ans sur le terrain, cette anthropologue réputée se bat pour la reconnaissance des peuples indiens du Brésil. Selon elle, la situation de certaines ethnies reste dramatique, mais de nombreuses victoires ont été remportées ces dernières années. Certains peuples ont même appris à utiliser les outils médiatiques du monde moderne pour défendre leur cause. Rencontre avec une grande dame de la forêt.

Betty Mindlin est anthropologue. Diplômée de l'Université de Cornell, elle travaille et vit à São Paulo. Elle a fondé au Brésil l'Institut d'anthropologie et d'environnement en 1987.

 

Les récits réunis dans Fricassée de maris – Mythes érotiques d'Amazonie, publié cette année en France aux éditions Métailié, ont été recueillis par l'auteur et son équipe auprès de six peuples indiens de l'Etat amazonien du Rondônia. Ces peuples parlent des langues différentes et sont entrés en contact avec la société brésilienne il y a seulement cinquante ans. Ils nous livrent leur vision des thèmes universels tels que la recherche de l'amour, la séduction, la jalousie, le plaisir, les conflits entre les hommes et les femmes, les mères et les filles,...

 

Les formes et les développements inattendus de ces histoires, le talent des conteurs, la créativité et la liberté du langage donnent au texte une fraîcheur et un humour tout à fait savoureux. C'est un portrait de l'univers riche et méconnu de peuples millénaires, plus proche de la littérature que de l'anthropologie.

Quelle est aujourd'hui la situation des peuples indiens au Brésil ?
Betty Mindlin : Il y a des situations très tragiques et il y a aussi beaucoup de victoires. Voilà presque trente ans que je travaille avec les Indiens et je sens qu'il y a des conquêtes importantes qui ont été réalisées. En ce qui concerne leurs droits, leur organisation de vie (le combat contre la prostitution ou l'alcoolisme par exemple), dans la reconnaissance de leurs terres, inscrite dans la Constitution brésilienne en 1988, et aussi du point de vue de l'image qu'ils ont d'eux mêmes.
En 1984, j'avais emmené quelques chefs indiens chez moi en ville. Tout était nouveau pour eux. Ils regardaient les bidonvilles et les mendiants et disaient : "Mais ce n'est pas possible, vous ne leur donnez pas à manger ?" Ils découvraient totalement le monde moderne. Maintenant, quand les Indiens viennent nous voir, ils sont si autonomes que je n'ai plus peur qu'ils se perdent en ville. Ils parlent au téléphone, utilisent les toilettes, l'ascenseur,... Il y a beaucoup de changements.

Où en est exactement la reconnaissance de leurs terres par l'Etat brésilien ?

Selon la loi, leurs terres devraient toutes être délimitées et officialisées avec un titre de propriété. La Constitution de 1988 reconnaît aux Indiens le droit d'avoir leurs terres, leurs langues, leurs cultures et leur autonomie juridique, c'est-à-dire la possibilité de s'administrer eux-mêmes. Ils sont reconnus comme des citoyens brésiliens bénéficiant des mêmes droits que les autres citoyens. On estime que 70 % des territoires indiens ont été délimités. C'est une vraie victoire. La plus importante avancée du gouvernement de Lula [au pouvoir depuis 2003] est l'homologation des terres des Indiens Makushis et Wapishanas. Cela a été un combat très difficile à mener. Il y a eu beaucoup de pressions contraires à ce projet. Mais le ministre de la Justice est resté très ferme.

La Fondation nationale de l'Indien (FUNAI), au Brésil, qui s'occupe des Indiens, est un organisme très critiqué.
Oui. Et il est critiquable, bien sûr. Mais il y a eu ces dernières années des gens extraordinaires qui ont dirigé cet organisme et qui ont fait avancer les choses : Carlos Marés ou Sidney Possuelo [l'indigéniste qui est le premier entré en contact avec de nombreuses tribus indiennes], entre autres. Des figures publiques donc, qui ont eu à cœur de faire évoluer les mentalités. Par contre, ce qui a empiré, ce sont les pressions contraires à la protection des Indiens.
D'où viennent ces oppositions ?
Ce sont toujours des histoires d'intérêts économiques. Les grandes compagnies minières et forestières sont opposées au moindre progrès dans ce sens, comme les compagnies des grands travaux publics traçant les routes, les compagnies productrices d'hydroélectricité, etc. Elles ne respectent pas le territoire indien et viennent y exploiter les richesses présentes. On peut dire qu'aujourd'hui 90 % des terres indiennes subissent des invasions de la part de ces compagnies. Dans le Rondônia, où je travaille, les terres sont délimitées depuis longtemps grâce au travail de nombreuses personnes. Mais l'année dernière un ami indigéniste, Apoena Meireles, ancien président de la FUNAI et spécialiste des Indiens "isolés" (sans contact avec les Blancs), a été assassiné par balle. [Meireles avait 55 ans. Il était l'un des indigénistes les plus respectés du Brésil. Alors qu'il n'avait que 17 ans, accompagné de son père, également spécialiste des indigènes, il avait établi le premier contact avec les Cintas Largas, l'une des tribus les plus redoutées d'Amazonie.

Dernièrement, il dirigeait un programme gouvernemental destiné à réglementer l'extraction de l'or et des pierres précieuses, notamment des diamants, dans les territoires indiens.] Cela vous donne une idée de la violence de l'opposition et de l'ampleur des pressions qui existent encore sur un terrain qui est pourtant régularisé depuis les années 1980. C'est finalement, pour ces Indiens, un malheur de posséder une espèce de diamants parmi les plus recherchés au monde.
Que peuvent-ils faire pour se défendre ?
Les Indiens sont victimes d'exploitations en tous genres. Ils tentent de s'organiser pour exploiter eux-mêmes ces richesses, et nous de les soutenir dans ces projets. Mais ce n'est pas facile. Le gouvernement essaie de faire quelque chose mais, quand on pense au volume de ressources et de richesses qui est en jeu, on prend conscience de la difficulté de la tâche. Les multinationales étrangères d'exploitation du bois sont très actives, mais il y a aussi beaucoup de grandes compagnies brésiliennes qui convoitent ces terres. Actuellement, elles recherchent des surfaces pour planter du soja transgénique et tentent de négocier avec les Indiens en leur offrant de l'argent.

Concrètement, que faisiez-vous sur le terrain ?
Nous nous rendions sur place pour essayer d'empêcher les exploitants d'y entrer. C'était très dangereux, car ces gens ont les moyens de recruter une véritable armée de tueurs à gages. Dans certains cas, le gouvernement de l'Etat était complice des exploitants. Cette situation est malheureusement encore très courante. En général, les gouvernements des Etats sont très conservateurs. Les gouverneurs les plus progressistes, comme ceux des Etats d'Acre ou d'Amapá, subissent beaucoup de pressions. Ils sont victimes de machinations politiques les accusant de corruption, d'achat de votes, etc.

Et qu'en est-il de la forêt amazonienne ?
Tout est lié, car 90 % des terres indiennes se trouvent en Amazonie. L'abattage de la forêt continue de façon massive et illégale. Si vous observez des photos satellite de l'Amazonie, c'est impressionnant de voir que ce sont uniquement les terres des Indiens qui forment les taches vertes. Ce sont des îlots de verdure isolés au milieu du désert des arbres coupés. Une délégation d'Indiens de l'Etat du Mato Grosso, celui où s'est concentrée la moitié de la déforestation de l'Amazonie en 2003 et 2004, s'est rendue en mai à Brasília pour exiger une meilleure protection de leurs terres contre les exploitants forestiers, les cultivateurs de soja et les éleveurs de bétail. D'autres Indiens ne possèdent que très peu de terres. Les Guaranis par exemple, qui vivent au centre du Brésil et près de la côte, revendiquent 120 terres qui ne sont pas encore délimitées. Alors c'est très difficile pour le gouvernement de faire valoir leurs droits. Beaucoup d'intérêts locaux sont contrariés par ces revendications des Indiens et s'organisent pour les chasser. Leur situation est dramatique. Il est urgent de trouver une solution pour eux.

Que peut-on faire hormis leur rendre leurs terres ?
On peut les dédommager. Il existe des précédents. Dans un des Etats amazoniens, il y a quelques années, le gouvernement a décidé de construire une usine hydroélectrique, vitale pour le pays mais qui se trouvait sur des terres indiennes. Alors, pour les indemniser, l'Etat a mis en place un programme de santé et d'éducation très efficace. Aujourd'hui, ce peuple indien est en bonne santé, les enfants ont cessé de mourir en bas âge. Et c'est la compagnie d'électricité gouvernementale qui finance ce plan. Mais je ne sais pas combien de temps cela va durer.
En dehors de la spolation de leurs terres, de quoi souffrent les Indiens ?
Beaucoup ont des conditions de vie déplorables : ils manquent de nourriture et d'eau potable. Ils souffrent des maladies apportées par le contact avec les Blancs et n'ont pas accès aux soins de santé. Beaucoup d'entre eux se suicident, aussi. Je dirais que les peuples qui sont les plus menacés sont les Guaranis, dans le Mato Grosso, et les Cintas Largas, en Amazonie. Le contact de ces deux peuples avec les Blancs ne date que de 1969-1970. L'organisation Survival est allée les voir récemment et a constaté que leur situation était désespérée.
Quelle est la meilleure politique indigéniste à mener ?
Il n'y a pas une, mais plusieurs politiques indigénistes possibles. Chaque peuple est particulier et a des besoins ou des exigences particulières.

Faut-il ou non contacter les Indiens ? Serait-il préférable de les laisser sans aucun contact ?
Je réfléchis à cette question depuis un bon moment et j'avoue que je n'ai pas encore de réponse. On peut se poser cette question pour les Indiens du parc du Xingu, où je suis allée il y a deux ans et où je retourne cette année. Le Xingu [qui vient, cette année, d'ouvrir son territoire aux non-Indiens et même à des groupes limités de touristes] est l'exemple d'une autre expérience de préservation des Indiens, commencée en 1961 avec Fernando Villa Boas (un autre grand nom, avec ses deux frères, de l'indigénisme au Brésil). Villa Boas voulait maintenir la culture et la langue des Indiens sans influence aucune. Il ne laissait personne entrer sur leur territoire du Xingu. Je crois qu'il a ainsi donné le temps aux Indiens de réfléchir à ce que nous sommes vraiment, nous les Blancs. Il faut que des deux côtés nous réfléchissions à la nature du contact que nous souhaitons avoir. Ouvrir le dialogue est une bonne chose, mais c'est une autre chose que de pratiquer ensuite le commerce des biens. Villa Boas préservait les Indiens de tout contact pour les protéger de besoins nouveaux et du besoin de gagner de l'argent. Il ne laissait pas entrer de nourriture nouvelle, d'objets, de vêtements. Mais c'était il y a vingt ans.
Le contact n'est-il pas inévitable ?
Si, sans doute. Mais c'est un fait que l'argent détruit leur organisation sociale. C'est un changement de valeurs. Depuis quelques années, les Indiens réfléchissent à leur image. Il y a beaucoup de télévisions et de médias du monde entier qui sont allés les voir. C'est une prise de conscience de leur identité différente.
Comment vivent ceux qui ont été contactés il y a longtemps déjà ?
C'est assez drôle, parce que c'est un mélange de civilisations. Eux qui ont l'habitude de vivre nus, ils se déshabillent et se rhabillent fréquemment, selon les circonstances. Ils ont des bicyclettes, des antennes paraboliques. Il y a des écoles dans les villages. En général, quand on leur pose la question, les Indiens souhaitent le contact avec les non-Indiens. Ils sont très curieux de notre étrangeté. Mais ils n'appréhendent pas toujours les dangers de notre société de consommation. Mais certains ont appris à se servir des outils de notre société, et notamment des médias, pour faire entendre leur cause.

 

 

 

Christine Lévêque

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