Un voyageur imagine, pour une petite morte, la vie qu'elle n'a pas eue. Hugo Loetscher raconte le Nordeste des années 1970.

               

Une toute petite fille habillée en mariée, exposée dans une boîte posée en équilibre au bord du trottoir. Tout autour, le père, la mère, les frères et sœurs, bien serrés pour tenir tous sur la photo. De l'autre côté de la rue, un étranger observe la scène. Il est descendu du bus quelques heures plus tôt, s'est dirigé vers le Grande-Hotel, comme dans les westerns. Ce voyageur, c'est Hugo Loetscher. L'écrivain alémanique a rapporté plusieurs récits de son séjour au Brésil, mais cette petite morte occupe une place privilégiée dans son œuvre, comme si elle concentrait tout le drame du Nordeste. Cette «rencontre brésilienne», publiée pour la première fois en 1979, est un long monologue adressé à celle qu'il appelle Fatima. Elle n'a pas eu le temps d'avoir une vie, il la lui invente. A travers elle, c'est l'histoire du Ceara que le voyageur dessine, à travers l'objectif du photographe sous son drap noir, une vision en noir et blanc, vibrante de tendresse et de colère, où l'émotion est tenue à distance par une ironie brechtienne.

 

Le détail, précis, hyperréaliste, est toujours révélateur: on apprend comment la tante a sacrifié un morceau de sa chemise de nuit, pas trop grand, pour confectionner une façade de robe pour la petite morte, comment le père a rafistolé en cercueil une caisse à sardines que les frères et sœurs ont ornée de franges de papier crépon récupéré. C'est tout un paysage de misère qui se dessine. L'enfant est née l'année de la sécheresse quand tout le Nordeste haletait sous un ciel impitoyable. Quelques années plus tard, moins de cinq, elle a connu la boue, les inondations. Son ventre a gonflé. Les prières, les remèdes de colporteur, rien n'a pu la guérir, ni la peau de serpent râpée avec le tamarin, ni la médaille du père Cicero, rapportée d'un pèlerinage. Peu de larmes à cet enterrement. Mais peut-être faudrait-il plutôt se réjouir? Comme autrefois: «Le père prend le cercueil de l'enfant dans ses bras, il se met à danser et tous les autres tapent des mains en chantant et en riant, parce qu'on fête une créature à qui la vie a été épargnée.»

 

Avant de croiser le cortège funèbre, l'étranger a visité la Maison des miracles, il a vu les centaines d'ex-voto, actions de grâce à saint François. C'est pour cela qu'il est venu dans ce bled, au fond du Nordeste, celui que le Cinéma novo a popularisé, à travers les figures de Lampião et d'Antonio das mortes, chantées dans les livrets de la littérature de cordel. Il recense les objets de culte, l'artisanat inventif, toutes ces choses de peu qui seront exposées et chèrement vendues comme art populaire dans les grandes villes alors qu'elles ne sont que réponse à la pauvreté. L'ironie parfois bute contre toutes ces bondieuseries imbibées de cachaça: «Pourquoi tant de bonne terre ne deviendrait-elle pas une terre promise? Il suffirait peut-être de se mettre ensemble une fois de plus, non pas en confréries, mais en ligues paysannes et en syndicats, de réunir des hommes qui ne se servent pas de leurs mains pour se frapper la poitrine mais pour voter, qui ne récitent pas la neuvaine mais discutent [...].»

 

Alors, le voyageur, qui s'était tenu à l'écart, parlant de lui à la troisième personne, décide d'arracher Fatima à l'univers des statistiques où elle n'est qu'un chiffre au milieu de milliers d'enfants morts. Il s'adresse à elle, la prend par la main et l'emmène au cirque, au zoo, lui achète l'uniforme et les cahiers d'école qu'elle n'aurait jamais eus, elle dont le destin était de devenir porteuse d'eau. Retrouvant sa veine ironique, il édifie pour la fillette un musée du fer-blanc, qui glorifie l'«authenticité» si chère aux citadins. «Arrêtons avec cette histoire de petit ange», crie-t-il. «Viens, on met les bouts, Fatima. N'importe où, quelque part où on s'amuse. N'as-tu pas envie de rire, toi aussi?»

 

Hugo Loetscher a écrit cette histoire il y a plus de trente ans. Peut-être peut-on y saisir des accents paternalistes, peut-être épargnerait-il aujourd'hui aux gens du Nordeste ses conseils d'homme de gauche. Mais l'inégalité, l'exploitation, la corruption, le servage, tout ce qui excitait sa colère à l'époque est toujours vivant. Et la fable qu'il a inventée pour le dénoncer reste bonne à lire.           


Titre: Le Monde des miracles. Une rencontre brésilienne. Wunderwelt. Eine brasilianische Begegnung

Auteur: Hugo Loetscher (2 livres chroniqués)

Editeur: Editions d´en bas

Autres informations: Trad. d'Ursula Gaillard. 168 p.

Isabelle Rüf, Samedi 19 juillet 2008
www.letemps.ch

 

 

 

 

 

Retour à l'accueil