Issu d'un milieu pauvre, l'écrivain Luiz Ruffato est l'exemple d'une réussite sociale rare dans le système brésilien. Rencontre avec un désenchanté qui reflète les contradictions d'un pays écartelé entre sa modernité et l'espoir d'une plus grande justice sociale.

Luiz Ruffato est né en 1961 dans l'Etat du Minas Gerais, dans une famille très pauvre. Adolescent, il part sans un sou en poche vers la grande ville de São Paulo, pour fuir la misère et tenter la chance d'une vie meilleure. Il a publié des poèmes et des nouvelles, et le jury du prix Casa de las Americas à La Havane lui a décerné une mention spéciale en 2001 pour son livre Os Sobreviventes.

Son premier roman, Tant et tant de chevaux, publié cette année en France aux éditions Métailié, a été accueilli par la presse littéraire brésilienne comme un grand livre novateur dans le panorama de la fiction contemporaine brésilienne. Depuis, il a écrit un autre roman, Inferno provisorio. Tant et tant de chevaux nous fait vivre une journée dans la ville de São Paulo : des gens perdus dans l'anonymat de la mégapole, des couples qui se défont, des enfants mordus par les rats dans des taudis immondes, des enlèvements, des meurtres, des camelots... Tous plongés dans la nostalgie d'une vie d'avant meilleure, mais abandonnée au nom de l'argent et de la survie. Les personnages se croisent sans se rencontrer. L'auteur, placé dans la perspective du personnage et non du spectateur, donne un aspect très singulier à cette fresque frénétique de la plus grande ville d'Amérique latine. L'écriture syncopée, fragmentée, où l'on retrouve l'influence de la poésie, épouse le rythme de la cité et sa course à la modernité.

C'est comment, une journée dans la ville de São Paulo ?
LUIZ RUFFATO C'est un peu fou, presque schizophrène, car la plus extrême pauvreté y côtoie la plus grande richesse. Il y a une avenue dans la ville [l'avenue Paulista] qui n'est qu'une succession de banques et d'immeubles ultramodernes gardés par des vigiles armés jusqu'aux dents. On fait quelques kilomètres et on tombe sur les quartiers pauvres. C'est une ville fascinante et repoussante à la fois. Comme toutes les grandes villes du monde, c'est un univers replié sur lui-même où les rencontres entre les gens sont difficiles. A São Paulo, il faut prévoir de se rendre visite au moins trois jours à l'avance et accepter de passer des heures enfermé dans sa voiture. C'est un contraste énorme avec le mode de vie provincial, qui laisse exprimer toute l'ouverture et la spontanéité des gens. La solidarité entre les gens, qui est par ailleurs une grande qualité des Brésiliens, n'existe pas à "Sanpa", comme la surnomment ses habitants. Quand je vais à São Paulo, je pense toujours aux premiers vers du poème de Baudelaire A une passante  : "La rue assourdissante autour de moi hurlait…" Et encore, je ne vous parle pas de l'insécurité qui y règne.

Finalement, vous la décrivez comme un enfer, cette ville !

Non, c'est cela la modernité. Baudelaire inaugure la modernité. Pour moi, c'est l'impression que donne cette ville. Celle de passer à côté des choses, des gens, sans les voir.

Quelle est votre ville préférée au Brésil ?
Eh bien… Ma ville préférée est quand même São Paulo ! Quand on débarque dans cette ville, elle vous absorbe sans poser de questions. Vous ressemblez automatiquement aux autres citoyens. Vous faites immédiatement partie du monde moderne. Personne ne vous demande qui vous êtes ou d'où vous venez. On vous demande simplement : "Tu veux travailler ?" Vous répondez "Oui", et vous travaillez. Vous avez enfin une place dans le monde.

On peut effacer son passé ?
A São Paulo, oui. Au Brésil, si votre famille a un nom prestigieux, vous avez un nom, une bonne place dans la société. Mais si vous êtes pauvre, vous n'êtes rien. São Paulo est l'unique ville du Brésil avec cette particularité : si vous y travaillez, on ne vous demande pas d'avoir un nom. Vous êtes reconnu pour votre travail. Je viens d'une classe sociale très pauvre. Ma mère était lavandière. Mon père vendait du pop-corn dans la rue. Et moi, je suis un ancien ouvrier d'usine. Comme [le président] Lula ! Quand quelqu'un comme moi change de classe sociale, la première chose qu'il fait, c'est s'empresser d'oublier son passé.

Ce n'est pas dangereux d'oublier son passé ?
Si, parce que l'on est en perpétuelle construction. On n'a jamais fini de se trouver soi-même. Comme la ville de São Paulo ! Elle est continuellement en travaux. Les maisons qui ont trente ans sont déjà vieilles. Elles s'écroulent et on reconstruit des bâtiments tout le temps, partout, des quartier entiers.

 

C'est quoi, le Brésil moderne ?
C'est un mélange entre New York et Luanda. Nous possédons la technologie la plus avancée, des immeubles ultramodernes, une élite très instruite, cultivée, formée à l'étranger et qui voyage dans le monde entier. Et à côté de ça vivent une grande majorité de Brésiliens pauvres et incultes, qui ne savent même pas comment marche le monde. C'est ce contraste qui est la racine même de la violence au Brésil. Je comprends qu'on puisse tuer des gens dans ce pays. Quand on est pauvre, qu'on n'a pas d'identité, qu'on n'est pas reconnu par les autres. Du coup, on ne peut pas non plus reconnaître l'autre comme un être humain. Alors, le pas à faire pour l'éliminer n'est pas grand. C'est une tragédie terrible. C'est le plus grand problème du Brésil. La misère provoque la désintégration de l'être. Quand cela arrive, c'est l'humanité de chacun qui est remise en question, et sa propre existence.

 

Les Brésiliens sont souvent perçus de l'extérieur comme des gens joyeux, qui dansent et savent faire la fête. C'est un cliché ?
Je crois que, au Brésil, nous avons un vrai problème d'identité. En premier lieu parce que nous appartenons à l'Amérique latine mais sans en faire vraiment partie parce que nous ne parlons pas espagnol. Nous rêvons d'être adoptés par l'Occident – surtout par les Etats-Unis – et nous avons du mal à construire une unité nationale. Nous sommes une nation constituée à l'origine par des Indiens, des esclaves noirs arrachés à leur pays, des immigrants européens poussés par le destin souvent difficile de l'Europe à l'époque, et une élite qui, dès qu'elle a de l'argent, fiche le camp à Miami. Finalement, personne n'est arrivé dans ce pays de son plein gré ! Les gens vivent donc dans le présent, le passé est douloureux et l'avenir incertain. Ils ont besoin d'extérioriser tout cela, de faire du présent une fête.

Lula peut-il réconcilier ces fragments d'identité brésilienne ?
Non, je ne crois pas. Rien n'a changé depuis l'arrivée de Lula au pouvoir. La corruption est toujours aussi massive. Beaucoup de députés et de sénateurs sont impliqués dans le narcotrafic. Les gens ont toujours aussi faim, les élites règnent toujours sans partage. Où sont les promesses de campagne qui voulaient développer l'accès à l'éducation pour tous, un système de santé pour tous ? Les universités privées, qui sont majoritaires dans le pays, sont de véritables usines à profits pour les riches. L'examen d'entrée à l'université (le vestibular) est payant. La sélection se fait par l'argent tout de suite. La première année aussi est payante, et les gens les plus modestes sont obligés de travailler pour étudier. Le taux d'abandon à l'issue de cette première année est énorme chez les plus pauvres. L'Etat ne fait rien pour changer ce système. Le Brésil est rempli de caissières de supermarché qui possèdent un niveau universitaire. Et donc les jeunes qui ont cru à tout cela sont déçus de s'apercevoir que le gouvernement de gauche n'est pas différent des gouvernements libéraux de droite qui l'ont précédé. Tout cet espoir de changement est réduit en cendres.

En Amérique latine, des protestations très fortes se sont élevées contre ce modèle libéral.
Et vous croyez que c'est avec des gens comme Hugo Chávez [le président vénézuélien] que l'on va changer les choses ? Le changement doit emprunter des voies démocratiques et humanistes pour améliorer la vie du peuple. Pas celles que propose le modèle populiste, paternaliste et antidémocratique de Chávez. La déception vis-à-vis d'un gouvernement de gauche démocratique comme celui de Lula peut provoquer l'émergence de figures populistes comme Chávez. Maintenant, au Brésil, je ne crois pas que ce soit possible de voir arriver au pouvoir un aventurier comme Chávez. Dans ce sens, la culture politique brésilienne a beaucoup changé. Mais c'est un danger, parce que c'est dans la tradition politique latino-américaine de porter au pouvoir un caudillo : une sorte de messie proposant des solutions miracles à tous les problèmes des démunis.

Il existe au Brésil des mouvements sociaux et politiques qui font quand même avancer les choses. On peut penser au Mouvement des paysans sans terre (MST), par exemple...

Le MST a une vision rétrograde et anachronique du changement. Ce sont des radicaux. Ils ne veulent pas faire partie d'un processus démocratique. Je crois qu'il faut être très clair en ce qui concerne les priorités du pays. Mener une politique sociale très forte. En premier lieu, créer un système fiscal qui cesse de favoriser les plus riches au détriment des pauvres. Vous n'imaginez même pas à quel point les riches sont riches, au Brésil. Par exemple, un riche qui habite dans le Nord peut prendre son avion pour aller faire du shopping un après-midi dans une grande ville du Sud. Une politique fiscale plus juste est facile à mettre en place. Mais il faut une volonté politique pour cela. Le problème de la terre aussi pourrait se résoudre facilement. Il existe d'immenses terres improductives, concentrées aux mains de quelques grands propriétaires. Pourquoi ne pourrait-on pas trouver un système équitable de redistribution d'une partie de ces terres ? L'injustice remonte à l'origine même du Brésil. Vous croyez qu'un jour l'Etat s'est préoccupé du problème de la terre ? Non. Les gens arrivaient dans ce pays et s'installaient où ils voulaient, sur la surface qu'ils voulaient, selon la loi du plus fort. Personne ne peut se prévaloir d'être propriétaire de sa terre aujourd'hui. Les titres de propriété n'ont jamais existé.

Si Lula se présentait pour un deuxième mandat, voteriez-vous pour lui ?

Eh bien, oui ! Mais pas par conviction. Seulement parce que je n'ai pas d'autre alternative. Les autres hommes politiques sont encore pires !

Christine Lévêque

Retour à l'accueil